Il nous reste à peine trente mots gaulois…

 (…) Toujours plus de mots anglais sur les murs de nos villes ou à la une de nos journaux que de mots allemands pendant l’occupation. Si vous voyagez en train, la SNCF vous fourre dans la poche une carte S’miles, dont la plaisanterie ne fait rire aucun anglo saxophone et par laquelle la compagnie, dite française, torpille le système métrique, adopté dans les sciences, universellement, au Point que la Nasa, récemment, faillit perdre un satellite pour s’être embrouillée dans ses propres unités archaïques.

Enseignant, vous ne pouvez prétendre, en classe, que le mot relais ne s’écrit point par un y puisque, dans toutes les gares de France, s’affiche, en gros et en rouge, cette lettre. Plus de boutiques, des shops ; un déluge de best of, decover, demake-up…pis : des crèmes anti-age qui révèlent la stupidité du traducteur, puisque to age signifie vieillir. En fait, ce sont des plâtras pour réparer l’irréparable vieillerie des rides.

Feuilletez maintenant l’histoire des guerres. Les vainqueurs imposent toujours leur langue aux vaincus, ce pourquoi il nous reste à peine trente mots gaulois. En Europe de l’Est, l’enseignement du russe était obligatoire. Quelle guerre nouvelle venons- nous de perdre ? Qui sont donc les collabos ?

Victorieux de la lutte pour le fric, les riches cherchent à ne pas jaser de la même manière que le peuple. Avant la guerre de 14-18, 51% des Français parlaient alsacien, breton, picard ou langue d’oc : ruraux pour la plupart.

Les langues des régions de France moururent de la mort des paysans. Au Moyen Âge, les savants, les médecins, les juristes, bref, la classe dominante parlait latin. Il fallut un édit royal pour que notre langue maternelle fût usitée en public et dans les actes officiels. Nous revenons aujourd’hui à cet état de fait.

Les riches, la classe dominante, les publicitaires, ceux qui tiennent l’espace des affiches et le temps de parole éliminent le français.

Comme d’habitude, les vainqueurs cherchent à imposer leur langage. Vous souvenez-vous de la vieille pub où un chien écoutait, obéissant, assis devant une enceinte acoustique d’où sortait la Voix de son Maître ?

La voix de nos maîtres, nous ne l’entendons plus que dans une autre langue. Et quel sabir ! Si vous saviez à quel point ces dominants ignorent le vrai, le bel anglais ! J’en ai honte devant mes amis d’outre- Manche ou d’outre-Atlantique. Du coup, la langue française, la mienne, que j’aime, devient celle des pauvres, des assujettis, nous, petits chiens obéissant à la pub et au fric.

Je vous invite à l’écrire et à la parler, fièrement, comme langue de la Résistance. Chaque fois que je reçois un message où l’on me demande un pitch de ma conférence à venir, je réponds aussitôt : qu’ès aco, lou pitch ?

Là, le Parisien, in, est interloqué. Les savants qui inventent, qui ont parfois reçu prix Nobel ou médaille Fields, disent, unanimement : on n’invente que dans sa langue, qui délivre un point de vue inédit, je l’ai dit, sur le monde. Après, on publie les résultats de la découverte dans les revues rédigées dans le sabir commun ; depuis trois mille ans, il existe, en effet, une langue de communication : normale, nécessaire, salutaire. Le patron des traducteurs qui travaillent au Conseil de l’Europe ne cesse d’affirmer que les interventions réellement originales s’y font dans les idiomes propres ; l’usage ou l’obligation de ne parler que dans la langue de communication condamne chacun à ne plus penser que dans le format, dans la correction politique, dans les répétitions indéfinies de la société du spectacle. Autrement dit, devenir bourrique. (…)

Michel Serres, philosophe, membre de l’Académie Française

Tribune publiée dans Sud Ouest du 9 mai 2011

1 réponse

  1. Frédérique dit :

    Merci, mille fois merci.
    Pourtant même en résistant, on se surprend parfois à utiliser des expressions venues d’ailleurs car à trop les entendre on les a intégrées sans le vouloir.
    Et quand on cherche, le vrai mot, français lui, on peine à le trouver….
    Quant à expliquer à nos enfants que ce qu’ils disent ne veut rien dire « en français », c’est une autre lutte.

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